Une affaire récente devant un tribunal canadien vient fournir plusieurs interprétations pertinentes au traitement des photographies (et plus généralement des œuvres) publiées de façon non autorisée dans Internet. La décision en question est celle de Trader c. CarGurus, laquelle est issue d’un litige entre les exploitants de deux sites Web offrant des services liés aux ventes de véhicules usagés.
Dans le contexte d’une trame de faits qui ne fait rien pour réfuter les préjugés contre les vendeurs de voitures usagées, l’affaire est issue de la copie par l’exploitant du site CarGurus d’un lot de photographies prises et utilisées par son concurrent Auto Trader. Ici, on parle en fait de l’utilisation et de republication non autorisée de plus de 150 000 photographies de véhicules créées par Auto Trader, que CarGurus s’est simplement appropriées, question d’éviter de devoir elle-même prendre les clichés en question. Dans un contexte pareil, vous ne serez pas surpris d’apprendre que le dispositif du jugement vient imposer une pénalité substantielle au défendeur. Néanmoins, on peut voir plusieurs éléments d’intérêt dans cette décision.
Premièrement, le montant des dommages (plus de 300 000$) a de quoi surprendre – pas parce qu’il est élevé, mais au contraire, parce qu’il est si peu élevé. En effet, le nombre de photos contrefaites aurait normalement permis au demandeur d’aller chercher (selon le texte de la loi) un MINIMUM de 500$ par œuvre contrefaite, en dommages-intérêts préétablis. Appliquant ce facteur, le demandeur pouvait s’attendre à recevoir autour de soixante-quinze millions de dollars au bas mots, oui, 75 000 000$ ou plus. Devant un tel montant, qu’il estime démesuré dans les circonstances, le juge adopte la position que la loi lui confère le pouvoir de réduire le montant en deçà du montant minimal prévu par la Loi sur les droits d’auteur, particulièrement dans un cas comme ici d’un grand lot d’oeuvres. Ce faisant, le jugement fixe les dommages à 2$ par photographie. Selon ce jugement, les montants énoncés à l’art. 38.1 peuvent être mis de côté afin d’éviter un calcul purement arithmétique qui entraînerait un octroi de dommages exagéré. Compte tenu du libellé clair de la loi dans ce cas-ci, cette portion du jugement a de quoi surprendre.
Un deuxième élément intéressant de la décision a, quant à lui, trait au degré d’originalité requis pour qu’une œuvre s’avère protégée par des droits d’auteur. À ce sujet, CarGurus a tenté d’argumenter que les photos en question n’étaient pas protégées par le droit d’auteur étant donné les directives strictes que devaient suivre les photographes d’Auto Trader (c.-à-d. un ensemble de règles et de directives visant à uniformiser les photos qui entreraient ensuite dans la banque de photos d’Auto Trader). Selon CarGurus, ces directives avaient eu pour effet (juridique) de leur retirer toute créativité, en contraignant chaque prise de ces photographies à un point tel qu’aucun exercice de créativité n’avait été requis. Si c’était le cas, nous n’étions pas ici en présence de véritables œuvres, au sens du droit d’auteur. Le tribunal rejette cependant cette idée, en confirmant que bien qu’on donne des directives strictes à un photographe, il doit néanmoins exercer sa créativité et faire certains choix au moment de la prise de chaque cliché; ce faisant, ces photographies (bien qu’issues de directives) demeurent bel et bien protégées par le régime des droits d’auteur.
Troisième chose intéressante avec cette décision, le tribunal ici a interprété la disposition (relativement) récente de la Loi sur les droits d’auteur visant à protéger les FAI et les exploitants de moteurs de recherche contre les poursuites en contrefaçon. En l’occurrence, CarGurus a prétendu qu’elle n’avait agi qu’à titre de compilateur d’information et d’outil de repérage d’information disponible ailleurs sur le Web, qu’elle rendait ensuite disponible, un peu comme le fait un moteur de recherche. À ce sujet, malheureusement pour CarGurus, le tribunal refuse de considérer qu’elle agissait à titre de simple intermédiaire technique, puisque les résultats de recherche de véhicules à vendre affichés par CarGurus ne pointaient pas (par hyperlien) aux annonces réelles hébergées ailleurs sur le Web; nous n’étions donc pas en présence d’un « outil de repérage » au sens de la Loi sur les droits d’auteur.
Cette conclusion quant aux outils de repérage s’avère d’ailleurs conforme à d’autres décisions des dernières années qui semblent indiquer que la défense prévue par l’art. 41.25 est réservée aux véritables intermédiaires techniques qui sont neutres (qui fournissent uniquement le moyen ou le contenant). En somme, ceux qui sont impliqués dans la sélection et l’affichage de contenu qu’ils ont choisi ne peuvent PAS se prévaloir des défenses destinées aux FAI et aux vrais moteurs de recherche.
Quatrièmement, le tribunal ici confirme au passage que l’argument que CarGurus n’a pas techniquement « reproduit » certaines des photos s’avère irrecevable. Ce qu’il faut comprendre ici, à ce sujet, c’est qu’une partie des photos n’avaient pas été copiées sur le serveur de CarGurus, comme tel; on avait plutôt simplement imbriqué ces photos dans le site CarGurus en référant à l’exemplaire de ces photos qui résidait sur le serveur du demandeur. L’internaute voyait donc ces photos en consultant le site CarGurus, mais la source de l’image provenait en réalité (techniquement) d’un fichier d’image sauvegardé sur le serveur d’Auto Trader. Pour le juge dans cette affaire, un tel stratagème technique n’exonère pas pour autant CarGurus, puisque l’effet net demeure de communiquer chacune de ces photographies au public par un moyen de télécommunication (contrairement à la Loi sur les droits d’auteur), malgré l’absence de ce qu’on pourrait qualifier d’une réelle reproduction.
Au Canada, l’affichage d’une image en référant à une source située sur un autre serveur (une pratique qu’on nomme « framing ») semblerait donc violer les droits quant à cette image. Bien que la décision Bell récente adoptait ce raisonnement, à ma connaissance, c’est la première fois qu’un tribunal canadien vient à la conclusion que le framing équivaut malgré tout à une (télé)communication de l’œuvre au public, ce qui viole notre loi. Le même raisonnement s’appliquerait logiquement aussi à une vidéo, par exemple.