Un tribunal ontarien entendant l’affaire R. c. Shergill (2019 ONCJ 54) devait récemment déterminer si, en droit canadien, l’État peut contraindre un accusé à déverrouiller un appareil électronique qu’il possède. Lorsque les forces de l’ordre sont confrontées à un appareil électronique auquel elles ne peuvent accéder parce que celui-ci est protégé par un mot de passe (et du chiffrement), peut-on forcer l’accusé à déverrouiller l’appareil ? C’est la question qui se posait ici et à laquelle devait répondre le juge Downes de la Cour de justice de l’Ontario.
L’affaire débute lorsqu’on appréhende M. Suhail Shergill en confisquant au passage son téléphone intelligent. M. Shergill est accusé d’une série d’infractions à caractère sexuel impliquant des mineurs. Même s’ils ont obtenu un mandat de perquisition les habilitant à fouiller le contenu du téléphone de l’accusé, les policiers se butent alors au chiffrement du contenu de l’appareil, à un point tel qu’ils se disent incapables d’accéder au contenu sans risquer de le détruire. Devant un tel blocage de leurs efforts, les policiers cherchent alors à obtenir un second mandat de perquisition, cette fois assorti d’une ordonnance qui forcerait M. Shergill à fournir le mot de passe pour déverrouiller son téléphone. La question qui se présente donc au tribunal, ici, est de savoir si on devrait effectivement ainsi ordonner à un accusé de collaborer. Une ordonnance rendue en vertu de l’art. 427 du Code criminel permet de forcer un individu à collaborer avec les forces de l’ordre, mais cela irait-il trop loin dans un pareil cas ?
La Couronne et l’accusé ont eu la chance de soumettre leur point de vue au juge quant à cette question. Pour l’État, la demande du procureur de la Couronne se limite à une question pratique n’impliquant pas réellement les droits de l’accusé, auquel on demande simplement de permettre l’accès à un objet (et à du contenu) qui existe déjà. Le geste proposé n’est pas réellement actif, selon lui. Au contraire, sans grande surprise, la position du principal intéressé est évidemment à l’opposé. Pour lui, en le forçant à divulguer son mot de passe, on permet la création d’une preuve (potentielle) qui, jusque-là, n’existe nulle part que dans son esprit. L’ordonnance recherchée aurait, toujours selon l’accusé, ni plus ni moins l’effet de forcer l’accusé à participer à la quête de preuve incriminante des policiers.
Au final, le tribunal se dit d’accord avec l’accusé sur cette question. Ce que la Couronne demande ici reviendrait effectivement à demander à l’accusé un geste trop actif et trop près de la création de preuve incriminante par lui-même et ses propres gestes. Ici, le fait d’ainsi collaborer (de force) avec la police violerait le droit de l’accusé à ne pas s’incriminer lui-même, tel qu’accordé par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »).
D’ailleurs, le tribunal conclut aussi au passage que ce qu’on proposait ici violerait également le droit de l’accusé à garder le silence, tel qu’accordé par le paragraphe 11(b) de la Charte. Selon le tribunal, l’ordonnance envisagée ici implique une violation de la justice naturelle et du droit au silence qui s’avèrent encore pires que la violation de l’art. 7. S’inspirant des mots de la Cour suprême du Canada, le tribunal réitère que le droit au silence implique un choix réel que doit pouvoir faire un accusé, à savoir de faire une déclaration ou, au contraire, de se taire, en refusant de créer de la preuve pour les policiers. Dans la mesure où la preuve s’avère potentiellement cruciale à l’accusation et qu’elle n’existera pas si l’accusé ne collabore pas, il serait étrange de conclure qu’il n’est pas en train de participer à sa création en déverrouillant l’appareil. Or, forcer ainsi un accusé à aider les policiers à amasser de la preuve incriminante vise le cœur du droit au silence de l’accusé.
Au passage, le tribunal admet que l’état de la technologie de chiffrement crée certainement des difficultés importantes pour les forces de l’ordre. Dans les circonstances, cependant, la gravité de la violation envisagée doit faire pencher la balance du côté de l’accusé. En dernière analyse, le tribunal accorde donc le mandat de perquisition, mais refuse d’accorder l’ordonnance demandée par la Couronne (visant la participation de l’accusé lui-même), parce qu’en pratique, une telle ordonnance violerait ses droits au silence et ses droits contre l’auto-incrimination. On ne peut et ne doit pas forcer un accusé à déverrouiller son propre appareil dans le but d’y trouver de la preuve incriminante.