Affaire des jeans R&R chez Costco: faute d’interférence contractuelle et marché gris

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La Cour d’appel confirmait récemment qu’elle se refusait à remettre en question une décision de la Cour supérieure (la «C.S.») quant à une question liée au marché gris, dans l’affaire Simms c. Costco.

Comme on s’en souviendra, au Canada, contrairement à certaines autres juridictions, notre droit tolère généralement la vente de produits achetés à l’étranger. Pourvu qu’on parle de produits authentiques, donc qui n’ont pas été contrefaits, la vente au Canada n’est pas généralement problématique en droit, même si cela peut nuire au système de distribution des produits d’une marque au Canada. Depuis des années, c’est la conclusion à laquelle on en est venu, au grand dam des détenteurs de marques de produits en demande.

La décision intéressante dont il est ici question impliquait le détaillant (aux valeurs, disons… «élastiques») Costco, lequel vend fréquemment des articles dans ses magasins à des prix dérisoires par rapport à ceux que peuvent afficher les magasins ordinaires. Pour y arriver, Costco fait souvent preuve de ce qu’on pourrait qualifier de… créativité – disons.

L’affaire touche la vente de jeans de marque R & R, que Costco parvenait à acheter en quantité (à très bas prix, évidemment) d’un tiers, lequel les avait acquis ailleurs dans le monde, dans le réseau de distribution du producteur des jeans de cette marque («R&R»). Confronté à la présence, au Canada, d’un détaillant (Costco) qui soudainement pouvait vendre à 1/3 du prix, le distributeur exclusif autorisé des jeans de cette marque (au Canada), Simms Sigal & Co. Ltd. Simms»), tente d’arrêter Costco. Après plusieurs lettres de mise en demeure, Costco se contente essentiellement de répondre que sa marchandise est authentique (c.-à-d. pas des copies, ce qui est vrai) et que rien ne l’empêche de vendre au Canada. Franchement, si Costco m’avait consulté, j’aurais probablement opiné en ce sens aussi, du moins avec les faits de base devant moi. En droit canadien, la vente par le marché gris est généralement correcte. C’est le droit.

À tout événement, devant ce refus de Costco de cesser de vendre des jeans R&R sur le marché gris, Simms traîne finalement Costco en cour – surtout que R&R fera faillite et ne peut donc plus être elle-même blâmée. Selon Simms, bien que le droit canadien permette peut-être la présence de produits du marché gris, Costco, elle, était allée trop loin, puisqu’elle avait choisi de poursuivre sa vente de jeans R&R, même une fois informée que Simms avait été désignée (contractuellement, par R&R) comme distributeur exclusif au Canada.

Le hic, et c’est là l’élément déterminant ici, c’est que le producteur des biens (R&R) avait refusé de confirmer à Costco, malgré une question précise là-dessus, s’il existait une raison pour laquelle la vente de ces biens à Costco représentait un problème en droit. R&R s’était alors contentée de donner une réponse vague, laissant planer le doute. La raison? La preuve démontre que R&R avait elle-même sans doute violé son contrat avec Simms, en vendant une partie de son stock à un distributeur étranger qu’elle savait avoir l’intention de l’écouler au Canada, en violation du contrat Simms-R&R.

La C.S. donnera donc finalement raison à Simms : Costco s’est effectivement rendue coupable de « faute d’interférence contractuelle ». L’explication tient au fait que la jurisprudence québécoise (notamment Trudel c. Clairol, une décision de 1975) permet d’agir en justice contre une entreprise qui, en ayant connaissance des droits contractuels d’un tiers, a participé à une violation de ce contrat. D’ailleurs, la C.S. précise ici qu’on n’a pas à lire le contrat comme tel pour se faire reprocher de l’avoir connu. Se faire dire qu’il existe peut s’avérer suffisant. Ici, la mise en demeure avait informé Costco du fait que Simms était désignée distributrice exclusive par R&R – c’était suffisant.

Comprenant logiquement que R&R avait magouillé avec l’un de ses distributeurs (au détriment de Simms), Costco ne pouvait pas ignorer participer à un stratagème au détriment d’un tiers. Or, une fois toute l’histoire exposée, le tiers en question (Simms) peut effectivement s’adresser à Costco pour être dédommagé. Pour le tribunal, Costco ici est allée trop loin, en s’aveuglant volontairement aux droits de Simms (face à R&R), que son propre comportement contribuait probablement à violer. En d’autres mots, Costco avait une obligation de s’informer (dans les circonstances de cette affaire), ce qui permet de conclure à sa faute civile et, donc, lui imposer de payer des dommages-intérêts.

Dans la réalité, le problème ici c’est que Costco avait demandé une confirmation à R&R que les jeans achetés par Costco d’un distributeur à l’étranger pouvaient (ou non) être revendus au Canada sans violer les droits d’un tiers, etc. N’ayant pas reçu de réponse réellement concluante de la part de R&R, une personne (entreprise) raisonnable aurait cherché à en avoir le cœur net. Ainsi, selon la C.S., en apprenant que R&R court-circuitait probablement son propre système (c.-à-d. violait les droits contractuels de Simms), Costco avait une obligation de chercher à en savoir plus. Ne l’ayant pas fait, elle s’est rendue coupable d’avoir participé à la violation du contrat préexistant entre Simms et R&R.

Cette décision vient nous fournir une avenue qu’il s’avérera parfois possible d’explorer lorsque confronté à un tiers qui vend de la marchandise sur le marché gris au Canada. Bien que cela ne soit pas une carte qu’on pourra systématiquement jouer, il est bon de savoir qu’elle existe dans notre main.

Certes, les contrats ne lient que les parties, mais ils peuvent néanmoins constituer des «faits juridiques» dont doivent tenir compte les tiers quand ils en apprennent lexistence.